VI
Mais la catastrophe était inévitable.
Par un beau dimanche, – on était à la fin du mois de mai, – par un dimanche de ciel bleu, de soleil et de robes claires, Armand, qui devait dîner chez un de ses camarades, avait pris congé de sa mère vers quatre heures et était allé se promener au hasard.
Une fois dehors, malgré l’air tiède et l’éclatante lumière, il se sentit affreusement triste. Il enviait tout le petit monde qui passait par couples, avec un air de fête. Quel Parisien, dans les heures troublées de la prime jeunesse, n’a pas connu ces flâneries épuisantes, cette sensation si douloureuse de solitude et d’angoisse au milieu de la foule ?
Il remonta, en traînant ses pas, toute la rue des Saints-Pères jusqu’au bout, tourna à droite par la rue de Sèvres, dépassa le square planté de platanes, les devantures fermées du Bon Marché, et continua son chemin sur le spacieux trottoir qui longe le vieux mur de l’hôpital Laënnec. À cette heure-là, le dimanche, en été, cette large rue du faubourg clérical est à peu près déserte. Les boutiques d’objets de piété sont closes. Les dévotes et les bandes d’orphelines sont déjà revenues des vêpres. Quelques rares passants, ouvriers et petits bourgeois endimanchés. Çà et là, deux pioupious gantés de blanc, la soutane noire d’un prêtre qui se hâte. C’est tout. Et de dix minutes en dix minutes, au milieu de la chaussée, l’omnibus passe avec de lourds cahots, comme endormi.
Mais, autour de la porte de l’hôpital, les mesquins étalages de fleurs, de biscuits et d’oranges, l’entrée et la sortie des visiteurs, entretiennent un peu d’animation. Ce fut au milieu de ce rassemblement que, tout à coup, Armand aperçut Henriette à quelques pas devant lui.
Elle était vêtue d’une robe de rien du tout, bleue à pois blancs, mais qui moulait sa souple et svelte taille. Sur son méchant chapeau de paille brune frissonnait un gentil bouquet de bleuets, et, de sa main bien gantée, elle tenait sur son épaule son ombrelle ouverte. Elle était charmante ainsi, la Parisienne, et c’était la jeunesse même. En reconnaissant Armand, elle devint toute rose, et sa bouche épanouie, ses dents étincelantes, ses yeux de myosotis mouillés de rosée, sa chevelure blonde où pétillaient des points d’or, jusqu’à son humble et fraîche toilette, tout en elle sembla sourire.
Armand avait soulevé son chapeau, et, bien que son cœur battît à coups profonds, il allait passer outre, le niais ! Mais elle lui adressa un si gracieux : « Bonjour, monsieur », qu’il s’arrêta, et, voulant engager la conversation, ne sachant trop que dire, il lui demanda, d’une voix un peu frémissante, d’où elle venait ainsi.
Elle lui répondit avec un égal embarras, parlant pour parler, très vite.
Elle sortait de cet hôpital, où elle était allée porter quelques douceurs à sa tante, malade depuis quinze jours. Mais ce ne serait rien. La bonne femme allait déjà mieux et devait être envoyée bientôt à l’asile des convalescents. Henriette s’en réjouissait, car c’était bien triste pour elle de trouver tous les soirs, comme elle disait, « la maison seule ».
Ils ne pensaient, ni l’un ni l’autre, à leurs paroles. Ils se regardaient au fond des yeux, émus à en trembler. Cette rencontre, cet entretien, leur paraissaient à tous deux un événement extraordinaire. Parler ainsi, en pleine rue, à cette jeune fille, qu’après tout il connaissait à peine, était pour Armand l’action la plus téméraire de sa vie ; et quant à la grisette amoureuse, elle était éperdue comme une bergère de conte féerique à qui le fils du roi vient, en grand équipage, demander sa main.
Sans s’en apercevoir, les deux jeunes gens s’étaient mis à marcher côte à côte. Armand, la bouche sèche, un battement de sang aux deux tempes, cherchait vainement quelque chose à dire.
– Et alors, mademoiselle... à présent... vous allez vous promener ?
– Oh ! mon Dieu, non, monsieur. Je vais rentrer tout doucement à la maison, faire mon petit dîner... Allez ! ce ne sera pas long... Et puis on se couchera de bonne heure. Il faut que je sois levée à sept heures du matin, vous savez bien.
Armand frémit à la pensée qu’elle allait le quitter, s’éloigner, n’être plus là. Un projet, d’une audace énorme de sa part, lui traversa la pensée ; et, tout en balbutiant, pris de l’héroïsme des poltrons :
– Vous me disiez tout à l’heure, mademoiselle, que c’était bien triste pour vous de passer la soirée toute seule. Eh bien, puisque vous êtes libre... si vous vouliez me faire un grand plaisir... oh ! mais, je vous assure, un très grand plaisir... vous viendriez... dîner avec moi.
Henriette eut un étourdissement de surprise et de joie. Elle croyait rêver. Le conte de fée continuait.
– Comment ! vous voudriez, monsieur Armand ?... – et déjà une nuance d’intimité s’établissait entre eux par ce prénom d’Armand qu’elle prononçait pour la première fois. – C’est sérieusement ?... vous m’invitez à dîner ?
Il crut qu’elle allait refuser, et cette crainte l’enhardit encore.
– Mais oui. Dînons ensemble... Là, comme deux camarades... Je suis attendu chez un ami. Mais qu’importe ! Je m’excuserai. J’enverrai un mot, du restaurant... Oh ! acceptez. Vous me rendrez si heureux.
Puis il ajouta, perdant la tête :
– Vous êtes si charmante ! Je voudrais tant vous connaître mieux, devenir un peu votre ami !...
Et il osa lui offrir le bras.
Henriette le prit. Elle se sentait défaillir, et ravie, livrant aussi son secret, elle murmura :
– Quel bonheur ! Moi qui ne fais que penser à vous !
Pauvres enfants ! Depuis un quart d’heure à peine, ils pouvaient se parler librement, et déjà, dans leur sincérité naïve, ils avaient échangé leurs aveux. Ébahis et muets de bonheur, ils allaient devant eux, sans savoir où. Ils avaient atteint le boulevard Montparnasse, où circulaient de nombreux promeneurs, et les bonnes gens se retournaient avec un sourire pour suivre ce joli couple si bien appareillé, si gracieux et si jeune. Mais les amoureux n’y prenaient pas garde, absorbés qu’ils étaient dans leur joie intime. Ils se remirent à causer. Ils se rappelèrent les jours de timidité et de contrainte.
– Ainsi, c’est vrai ? demandait Armand. Vous aviez depuis longtemps un peu de sympathie pour moi ?
– C’est-à-dire, répondait Henriette, que je ne vivais plus que pour les minutes où vous traversiez le petit salon... Quand je voyais seulement le bouton de la porte qui tournait... allez ! je devinais bien si c’était vous... Oh ! si vous saviez !...
– Est-ce possible ?... Et je ne me suis aperçu de rien !
– Oh ! moi, disait alors Henriette avec une toute petite malice dans le regard, j’avais bien remarqué que vous passiez près de moi souvent.
– Et dire, reprenait Armand qui s’exaltait, que les choses auraient pu durer toujours ainsi, et que, sans notre rencontre de ce soir... Mais c’est fini, tout cela, heureusement ! C’est bien fini ! Quel bon hasard que je vous aie rencontrée !... Pour un rien, j’allais passer sans vous dire un mot. Je suis si peu hardi ! Mais j’ai vu tout de suite dans vos yeux qu’il fallait vous parler, que cela vous ferait plaisir... Nous nous connaissons, à présent, n’est-ce pas ? Et nous allons nous arranger pour nous revoir... souvent, oh ! le plus souvent possible !... et vous deviendrez ma petite amie, voulez-vous ?
Et la fillette, avec sa franchise populaire, qu’un sceptique eût prise pour de l’effronterie, mais qui semblait adorable à Armand, répondait, la voix sourde et les yeux baissés :
– Vous le voyez bien... que je veux !